David LEVY

David LEVY

Membre de la Clinique du Droit de Rennes

La création littéraire face à l’essor de l’intelligence artificielle

« Ce n’est pas l’Homme contre la machine, mais l’Homme et la machine, l’Homme et sa machine. » En 1972, pouvait-on imaginer que les mots de Walter Rosenblith résonneraient aujourd’hui avec tant d’acuité ? L’essor de l’intelligence artificielle (IA) soulève désormais des enjeux majeurs et alimente de vifs débats, notamment dans le domaine de la littérature.

Ces débats sont d’abord philosophiques, car ils remettent en question la notion même de créativité humaine face aux capacités génératives de l’IA. Mais ils sont aussi juridiques, dès lors que l’utilisation de ces technologies entre en conflit avec les droits de propriété intellectuelle des auteurs, ou encore lorsqu’émerge la question de savoir si une intelligence artificielle peut, elle-même, revendiquer des droits d’auteur.

L’une des problématiques majeures liées à l’utilisation des IA génératives concerne la manière dont elles sont entraînées. Ces systèmes se nourrissent d’immenses bases de données, souvent constituées de textes préexistants, incluant des œuvres protégées par le droit d’auteur, alors même que ces auteurs n’avaient établi aucun accord avec les développeurs d’IA. Cette situation soulève ainsi la question de la propriété des données utilisées, de la légalité de leur exploitation par les IA, et du respect du droit d’auteur dans le cadre de leur entraînement.

Face à cette réalité, certains auteurs ont choisi d’intenter des actions en justice pour faire valoir leurs droits. Toutefois, un autre débat fondamental persiste : qu’en est-il des individus qui exploitent ces technologies pour générer et commercialiser des ouvrages ?

Un principe fondamental du droit d’auteur énonce qu’une œuvre ne peut bénéficier d’une protection que si elle est originale, c’est-à-dire marquée de l’empreinte personnelle de son créateur.

Or, dans le cas d’un livre produit à l’aide d’une intelligence artificielle, qui en est réellement l’auteur ? L’IA, en tant qu’outil autonome, peut-elle être à l’origine de cette originalité, ou bien est-ce l’humain qui, par ses choix et son intervention, insuffle à l’œuvre une personnalité propre ?

Il est donc essentiel d’examiner d’abord la question de l’originalité des œuvres produites par l’IA, à la lumière des évolutions législatives en cours (I), avant d’analyser les risques de violation du droit d’auteur et les mécanismes de protection envisageables (II)

I. La question de la protection d’un ouvrage réalisé par l’IA

A. Le critère nécessaire d’originalité en droit d’auteur

En droit d’auteur, l’originalité est un principe essentiel permettant à une œuvre de bénéficier d’une protection juridique. Cette notion repose sur l’empreinte personnelle du créateur, c’est-à-dire sur l’expression d’un effort intellectuel propre et unique. Dans le secteur littéraire, cette exigence est fondamentale pour assurer la reconnaissance des droits des écrivains et la protection de leurs œuvres contre toute utilisation abusive.

Le droit d’auteur repose sur deux grandes composantes : les droits patrimoniaux et les droits moraux. Les droits patrimoniaux confèrent à l’auteur un monopole d’exploitation sur son œuvre, lui permettant d’autoriser ou d’interdire sa reproduction, sa représentation et son adaptation. Ces droits, généralement cessibles et limités dans le temps, garantissent une rémunération pour l’exploitation commerciale des œuvres littéraires.

À l’inverse, les droits moraux sont inaliénables et perpétuels : ils permettent à l’auteur de revendiquer la paternité de son œuvre et d’en préserver l’intégrité.

Dans le cadre du droit international, plusieurs conventions régissent la protection des œuvres littéraires. La Convention de Berne (1886), pilier du droit d’auteur à l’échelle mondiale, impose aux États signataires d’accorder aux auteurs une protection minimale sans qu’un dépôt formel ne soit nécessaire. En Europe, la directive 2001/29/CE harmonise les droits d’auteur dans l’espace communautaire, renforçant ainsi la protection des écrivains face aux nouvelles technologies.

Toutefois, l’émergence des intelligences artificielles dans le domaine de la création littéraire soulève des interrogations inédites. En l’absence d’intervention humaine significative, peut-on considérer qu’un texte généré par une IA respecte le critère d’originalité ?

Le cadre juridique actuel reconnaît uniquement la qualité d’auteur aux personnes physiques, excluant ainsi toute entité non humaine de la protection du droit d’auteur.

Cette incertitude légale pose un défi majeur aux instances judiciaires et législatives, qui devront clarifier la place de l’IA dans le processus de création. C’est dans cette optique qu’il convient désormais d’examiner la question de savoir si l’IA doit être considérée comme un simple outil de création ou comme une entité dotée d’une capacité créatrice propre.

B. L’IA, simple outil ou entité créatrice ?

L’intelligence artificielle est aujourd’hui utilisée pour générer des œuvres littéraires, parfois sans que le lecteur ne puisse discerner leur origine. Des plateformes comme Amazon Kindle regorgent de livres écrits avec l’aide d’IA, facilitant ainsi un véritable business de la production automatisée de contenus. Face à cette tendance, les maisons d’édition traditionnelles restent réticentes, obligeant les créateurs de ces livres à se tourner massivement vers l’autoédition.

Toutefois, la création littéraire ne se résume pas à l’assemblage de mots : elle commence par une idée, qui constitue un élément central dans la reconnaissance juridique d’une œuvre. Or, l’IA ne peut pas générer une idée inédite, elle se limite à imiter ce qui existe déjà. De plus, le processus de création avec une IA nécessite un guidage rigoureux via des prompts détaillés, définissant non seulement l’histoire générale, mais aussi les personnages, les chapitres et l’ambiance du récit.

Malgré ces efforts, les résultats restent souvent médiocres, confirmant que l’IA ne peut se substituer à la créativité humaine.

D’un point de vue juridique, une œuvre ne peut être protégée que si elle est originale et porte l’empreinte de la personnalité de son auteur. En France, seule une personne physique peut être reconnue comme auteur d’une œuvre de l’esprit, comme l’a illustré un arrêt du 15 janvier 2015 (bien que ce cas ne concernait pas l’IA). Ainsi, même si une personne tente de revendiquer des droits sur un texte généré par une IA, elle devra démontrer que son intervention a été substantielle et qu’elle a insufflé une véritable dimension personnelle au contenu.

Le droit d’auteur n’offre donc pas de protection aux productions purement automatisées. Cependant, si un individu retravaille et modifie significativement un texte généré par une IA, un droit d’auteur pourrait lui être reconnu sous deux conditions :

  • Que les modifications apportées soient substantielles ;
  • Qu’elles portent l’empreinte de sa personnalité.

 

En l’absence de dépôt obligatoire en France, c’est aux juges d’apprécier in concreto si une œuvre répond à ces critères. Toute personne cherchant à protéger un texte en partie créé par une IA devra donc prouver son apport créatif personnel, sans quoi l’œuvre ne pourra bénéficier d’aucune protection juridique.

En définitive, l’IA ne peut être qu’un outil au service de la créativité humaine et non un créateur autonome. La véritable valeur d’une œuvre réside dans l’intervention de son auteur, dans ses choix et dans l’unicité de son expression. Nous ne sommes encore qu’aux prémices de cette révolution technologique, et les évolutions législatives à venir devront clarifier davantage le statut des œuvres assistées par intelligence artificielle.

Cependant, au-delà de la question de la protection des œuvres générées par l’IA, un autre enjeu majeur émerge : celui du respect des droits des auteurs face aux technologies d’intelligence artificielle et aux risques de violation du droit d’auteur qu’elles engendrent.

II. Le risque de violation du droit d’auteur par l’utilisation de l’IA

A. La preuve diabolique de l’exploitation d’oeuvres protégées par les IA

L’une des problématiques majeures liées à l’utilisation des IA génératives concerne la manière dont elles sont entraînées.

En effet, pour fonctionner et générer des contenus pertinents, une intelligence artificielle est entraînée sur d’immenses bases de données, comprenant à la fois des sources publiques (telles que Wikipédia, des bases académiques ou encore des œuvres tombées dans le domaine public) et des contenus sous licence fournis par des éditeurs ou des journaux.

Mais un point plus sensible réside dans les bases de données constituées via le web scraping : une technique d’extraction de données automatisée qui permet aux IA de collecter des textes disponibles sur internet.

Ces données sont ainsi récupérées sur diverses plateformes : des bibliothèques numériques accessibles au public (Google Books, Open Library), des plateformes d’auto-publication et de fanfiction (Amazon Kindle, Wattpad), mais aussi – et surtout – sur des sites de partage illégal et des bibliothèques de livres piratés. Cette pratique conduit à l’intégration d’œuvres normalement protégées par le droit d’auteur dans les algorithmes d’intelligence artificielle, parfois à l’insu des ayants droit.

L’affaire emblématique opposant George R.R. Martin à OpenAI illustre parfaitement cette problématique. L’auteur de la saga Le Trône de fer (A Song of Ice and Fire), accompagné d’autres écrivains, a intenté une action en justice contre l’entreprise pour avoir utilisé ses textes sans son autorisation afin d’entraîner son IA. Selon les plaignants, cette pratique constitue une violation du droit de reproduction qui dans notre droit est prévu à l’article L.122-4 du Code de la propriété intellectuelle, interdisant toute reproduction d’une œuvre sans l’accord de son auteur.

Toutefois, OpenAI et d’autres acteurs du domaine avancent un contre-argument juridique en s’appuyant sur la directive européenne 2019/790, qui introduit une exception pour le Text and Data Mining (TDM). Le TDM désigne l’extraction et l’analyse automatisée de données textuelles à grande échelle, notamment à des fins de recherche et de développement de modèles d’intelligence artificielle. Cette exception permet d’exploiter des œuvres à des fins d’analyse de données, à condition que les ayants droit n’aient pas expressément refusé cette utilisation via un mécanisme d’opt-out. L’opt-out permet aux titulaires de droits d’interdire l’utilisation de leurs œuvres pour le TDM en exprimant clairement leur opposition.

La France a transposé cette disposition à l’article L.122-5-3 du CPI, mais il reste à déterminer si les pratiques des IA respectent réellement ces limitations, notamment en vérifiant si les entreprises respectent les demandes d’exclusion formulées par les auteurs et éditeurs.

La complexité de cette question réside également dans la difficulté à prouver concrètement qu’une œuvre générée par une IA découle directement de textes protégés :

Lorsqu’un utilisateur demande à une IA de produire un récit « dans le style » de George R.R. Martin, il est presque impossible de prouver si l’IA a simplement imité un style ou si elle a directement reproduit des extraits de l’œuvre originale.

D’autre part, un autre argument porterait à faire valoir le caractère non-protégeable d’une idée.

En effet, en droit d’auteur, l’idée, si elle n’est pas concrétisée ni empreinte de la personnalité de son auteur, ne peut bénéficier d’un statut juridique la protégeant.

Ainsi, prenons un exemple et demandons à l’IA d’écrire un livre dont le résumé est le suivant :

« Un jeune héros vivant dans un cadre paisible se voit confier un objet ancien et puissant qui pourrait causer un grand désastre s’il tombait entre de mauvaises mains.

Conscient du danger, il entreprend un long périple vers des terres inhospitalières afin de détruire cet artefact, accompagné d’un groupe hétéroclite qui se liera d’une amitié profonde malgré les nombreux obstacles se dressant sur leur route.

La progression du héros est marquée par la tentation et le doute, car l’objet qu’il porte exerce une influence corruptrice qui le ronge. Pourtant, porté par sa détermination et l’aide de ses compagnons, il poursuit son périple, conscient que le fardeau qu’il porte sur ses épaules dépasse sa propre existence. »

Il est évidemment probable que le résultat – bien que certainement médiocre – ressemble au récit du Seigneur des Anneaux, et pourtant, étant une simple idée, il ne pourrait être qualifié de plagiat.

Cette incertitude juridique renforce le concept de « preuve diabolique », où il revient aux auteurs de démontrer que leur travail a été exploité sans autorisation.

Face à ces risques, la protection des écrivains et la régulation de l’utilisation des IA deviennent des enjeux cruciaux. La question demeure alors : quels moyens les auteurs peuvent-ils mobiliser pour défendre leurs droits face à cette exploitation massive de leurs œuvres ?

B. Les moyens de protection pour les auteurs

Face aux risques de violation du droit d’auteur, la question de l’encadrement législatif des intelligences artificielles devient essentielle.

Actuellement, un véritable vide juridique persiste sur la manière dont les œuvres protégées sont exploitées dans l’entraînement des IA. Dès lors, plusieurs initiatives législatives ont vu le jour pour tenter d’apporter un cadre clair et équilibré entre innovation et respect des droits des créateurs.

L’AI Act, approuvé par le Parlement européen le 13 mars 2024 et par le Conseil européen le 21 mai 2024, constitue une première avancée majeure. Ce règlement impose aux développeurs d’IA de fournir un « résumé suffisamment détaillé » des données utilisées pour entraîner leurs modèles. Une telle exigence permettra aux auteurs et ayants droit d’identifier si leurs œuvres ont été exploitées et, le cas échéant, de s’y opposer. Son entrée en vigueur complète est prévue pour 2026, laissant encore un flou juridique d’ici là.

En France, une proposition de loi du 12 septembre 2023 envisage une autre approche : si une œuvre est générée sans intervention humaine, les seuls titulaires des droits sont les auteurs ou ayants droit des œuvres qui ont permis de concevoir ladite œuvre artificielle, reconnaissant ainsi leur contribution indirecte.

Au-delà de ces initiatives législatives, plusieurs pistes de régulation sont en discussion pour mieux protéger les auteurs :

  • L’obligation pour les entreprises d’IA de déclarer les bases de données utilisées, afin d’apporter plus de transparence.
  • L’instauration de licences obligatoires, permettant aux créateurs d’être rémunérés lorsque leurs œuvres sont exploitées par des modèles d’IA, une approche défendue notamment par l’Authors Guild aux Etats-Unis, ou encore le label Créations humaines en France.
  • L’encadrement du web scraping et du Text and Data Mining, pour limiter la récupération massive et parfois abusive de contenus protégés.
  • Le développement de bases de données ouvertes et éthiques, favorisant l’entraînement des IA sur des œuvres volontairement mises à disposition par leurs auteurs.

 

Ces propositions soulignent la divergence d’opinions sur l’impact des IA génératives : d’un côté, elles sont perçues comme une menace pour les créateurs, pouvant détruire leur travail en facilitant une production massive et non rémunérée de contenus ; de l’autre, elles sont considérées comme un progrès technologique inévitable qu’il serait vain de vouloir freiner.

L’avenir de la création littéraire réside peut-être dans une adaptation des auteurs à ces nouvelles technologies. L’histoire a déjà prouvé que les artistes savent rebondir face aux révolutions techniques :

L’invention de la photographie a conduit à la naissance de l’impressionnisme, transformant la manière de concevoir l’art pictural.

Il en va peut-être de même pour l’écriture, qui pourrait évoluer vers de nouveaux modes de création hybrides, où l’humain et la machine collaborent plutôt que s’opposent.

L’enjeu majeur est donc de trouver un équilibre entre innovation et protection des auteurs, afin que les avancées technologiques ne se fassent pas au détriment des créateurs, mais en synergie avec eux.

Sources : Code de la Propriété Intellectuelle ; France culture ; EU Artificial Intelligence Act ; Kobo ; INPI ; Banque de mémoires Assas : La probatio diabolica en propriété intellectuelle ; INA ; Assemblée Nationale ; EUR-LEX ; OMPI ; Le Monde

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